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Les paroles de la chanson
« Quatorze »
Julos Beaucarne

{Entièrement parlé:}
Il y avait une fois une pauvre veuve qui n’avait qu’un enfant. Les écus ne lui faisaient pas la guerre, à la bonne femme. Elle ne vivait que de sa quenouille et de quelques quartonnées de terre de sorte qu’elle aurait pu faire comme tant d’autres dans ces mauvais pays : placer l’enfant dans une métairie à garder les moutons. Quand on est chargé de famille et qu’on n’est pas chargé d’argent, on est bien forcé de louer ses petits. Mais elle, elle ne craignait pas l’ouvrage. Elle se dit qu’elle se lèverait un peu plus tôt, se coucherait un peu plus tard. Elle n’avait que ce petit garçon, elle ne voulait pas s’en séparer.
Il faut savoir aussi qu’elle avait pris conseil d’un certain voisin qui demeurait comme elle dans ce pays de loups au bout de la montagne, un vieil oncle, panseur de bêtes, rebouteur et renoueur de membres, charmeur de sang et charmeur de feu. Si vous ne devez pas le répéter, un peu sorcier, pour tout dire. Au reste, en le disant, vous ne lui porteriez pas tort : il était vieux comme les chemins et il est mort l’autre année, à travailler sur son carreau de dentellière, comme font les femmes de par là.
Il voulut donc qu’on gardât ce garçon à la maison et il lui imposa le nom de Quatorze. Pourquoi? Vous le verrez. Il l’enseigna, le gouverna, lui apprit enfin tout ce qu’il savait, et il en savait plus qu’il n’y a dans les livres.
Quatorze n’alla pas aux écoles, il n’eut pas seulement un camarade, personne n’eut connaissance des leçons qui lui étaient faites et lui tint tout à fait secret ce qu’il avait appris du vieux. Il demeura ainsi entre le bonhomme et sa mère jusqu’à ses dix-sept ans.

Le jour-même où il les prit, sa mère lui dit «C’est le moment, pauvre petit, l’heure est venue d’aller à maître»
Elle lui prépara ses hardes, dans un mouchoir noué des quatre coins, et il partit, son paquet sur le dos, au bout d’un bâton. Il s’en alla devant lui, à l’aventure, vers ce pays où vont tous les chemins du monde.
En allant, en allant, il arrive à la grand-route. Il regardait de droite, de gauche, ne sachant trop par où passer, quand il vit venir un gros monsieur monté à l’avantage sur un gros cheval.
«Où vas-tu, mon garçon? Que cherches-tu par là?»
«Monsieur, je cherche un maître. S’il se trouve que vous ayez besoin d’un serviteur, j’irai chez vous d’aussi bon coeur que chez un autre»
«Ah, ma foi, je te prendrai peut-être pour l’année. Mais que prétends-tu gagner, mon garçon?»
«Monsieur, je n’aurai pas de grandes exigences. Je n’ai dix-sept ans que de ce matin. Je me contenterai des gerbes que je pourrai rapporter sur mon dos»
Le monsieur toise ce jeunet de poil blond, mince comme une demoiselle et n’approchant guère de ces drus, de ces carrés qui sont taillés en force.
«En voilà un, pensa-t-il, qui ne sera pas de dépense. Même s’il plie sous les gerbes, il n’en emportera jamais un char. Je me suis bien levé, il faut croire, et puisque je tombe sur une vraie chance, je ne vais pas la manquer.» «Eh bien, garçon, c’est une affaire conclue! Je te gage pour une année, selon nos conventions. Vois-tu ce château au pied d’un bois de haute futaie sur la montagne? C’est le mien. Maintenant, je m’en vais en voyage. Mais tu n’as qu’à t’y présenter de ma part. J’ai sept domaines, tout est à moi dans le pays. On te donnera du travail»
Du travail? Bon! Le travail, c’est ce qu’il lui faut. De son pas, Quatorze monte au château, parle au maître valet, lui apprend que le maître l’a gagé pour l’année, et on le conduit à Madame.
Madame lui demande son nom, pince le nez à ce nom de Quatorze, veut savoir d’où il sort, quel âge il a, ce qu’il sait faire, trente-six choses.
«Prends une hache. Tu as vu notre bois, derrière notre château. Tu vas y monter, tu y couperas tout ce que tu pourras couper avant la soupe»
«Bien, Madame»
Quatorze prend le chemin du bois, la hache sur l’épaule. Au bout de deux, trois heures, midi arrive. On appelle Quatorze.
«Tu en as coupé un peu?» lui demande la dame.
«Madame, j’ai fini»
«Tu as fini, oui, puisque te voilà. Mais en as-tu coupé un peu?»
«Je vous dis que j’ai fini. Vous m’avez envoyé là-haut couper tout ce que je pourrai. Je suis vaillant, j’ai fini»
Madame l’envisage. Le garçon se riait d’elle ou alors il avait la cervelle un peu dérangée. Finalement, par la basse-cour et une porte de derrière, elle va jeter un coup d’oeil à la montagne. Et c’était cela. Rien de plus vrai. Il avait abattu tout le bois. Il y en avait grand, il y en avait des arpents et des arpents de fayards ou de chênes. Un homme n’aurait pas fait le tour de cette futaie dans le temps que Quatorze avait mis à l’abattre. Il avait couché par terre tous ces gros arbres qui couvraient la montagne derrière le château.

Madame était si saisie qu’elle ne reconnaissait plus l’endroit. Mais saisie à en crier miséricorde!
Bien ennuyée aussi, voyant sa futaie en jonchée sur la pente, et bien en peine de tout ce fagotage maintenant.
«Misère de nous! Comment faire pour aller seulement quérir ce bois?»
«En seriez-vous embarrassée, Madame?»
«Eh, bien sûr que j’en suis embarrassée!»
«Vous avez des chevaux?»
«Oui, nous en avons quatre»
«Et voilà qui va. Je harnache et j’attelle. Avec quatre chevaux, j’amènerai le bois à moi tout seul»
Il a fait comme il avait dit. Dans sa soirée, il a tout amené, des chars et des chars, des chars énormes, comme de la vie des vivants nul homme jamais n’en avait vu. Imaginez si tout roulait, si tout ronflait dans ces chemins. Sabots des chevaux et roues des chars, tous les ferrements tiraient des étincelles du rocher, comme quand le forgeron bat le fer rouge dans sa forge.
Le soir tombait. Quatorze avait presque fini, il amenait le dernier chargement. Mais avant la fin, rien de sûr. À mi-chemin, il lui arriva un malheur.
Il lui fallut faire ce que le roi lui-même ne peut pas faire faire par un autre. Il passe derrière un buisson. Pendant ce temps, quatre gros loups surviennent, qui devaient loger dans les bois et qui n’étaient pas trop contents de voir leur chez eux sens dessus dessous. Ils se jettent sur les chevaux, chacun le sien et en moins de rien les dévorent.
Quatorze entend le sabbat. Il arrive, rattrape les quatre loups qui avaient préféré ne pas l’attendre, leur secoue les puces comme il le fallait et enfin, avec ce qui restait des harnais, les attelle aussi bien qu’il peut.
Quand Madame, qui attendait au grand portail, vit arriver le dernier chargement, avec ces yeux de loups luisant comme des lanternes vertes, elle perdit toute couleur de vie.
«En seriez-vous embarrassée, Madame?»
Si elle en était embarrassée, de cette cavalerie-là!
«Qu’à cela ne tienne, alors je les lâche»
Quatorze déboucla les courroies. Il ne faut pas demander si les quatre messieurs prirent le grand galop et ils allèrent chercher un autre chez eux sur une autre montagne.

Oui, c’était sur ce pied que travaillait Quatorze. Monsieur était revenu de son voyage et Madame et lui ne savaient plus à quel saint se vouer. Ils s’enfermaient pour discuter durant des heures, disputer, lamenter, s’arracher les cheveux. Mais Quatorze était loué pour un an. Impossible de le renvoyer avant que son temps fût fini.
Enfin, Madame eut une idée un soir
«Invitons mon frère à venir, celui qui tire si bien au fusil. Il emmènera Quatorze à la chasse et il lui fera prendre la place du gibier»
On mande par lettre les choses à ce frère. Il arrive, il dit qu’il veut aller à la chasse mais n’a pas ses chiens courants, que ce garçon pourra bien rabattre les lièvres et il emmène Quatorze dans les garennes, sur ces petites montagnes de serpolet et d’herbe blanche.
«Il n’en coûtera que trois liards de poudre et autant de plomb» pensaient Madame et Monsieur.
Mais tout à coup, ils voient arriver Quatorze portant sur son dos chasseur et fusil, carnassière et tout.
«Voilà votre frère. Un bel oiseau, ma foi! Il me voulait tuer à la place du lièvre. Si je n’avais pas évité la décharge...»
D’un coup d’épaules, il jette son paquet devant eux sur le pavé de la cour
«En seriez-vous embarrassée, Madame? Je vais le faire passer par-dessus la muraille»
Il l’aurait fait comme il le disait

«Nous n’avons pas pu l’avoir par le feu, tâchons de l’avoir par l’eau» a dit Monsieur à Madame un autre soir.
Il avait un frère qui était meunier. Il a fait une lettre et il a envoyé Quatorze la porter au moulin. Le meunier lit la lettre, fait bien des caresses à Quatorze puis dit qu’il veut lui faire visiter le moulin avant de le renvoyer au château. Il lui montre tout, et toujours des gracieusetés et des caresses, le promène partout. Enfin, en le faisant passer devant lui, il lui donne un croc-en-jambe pour le précipiter sous la grande roue dans le tourbillon d’eau de la chute.
Mais Quatorze l’attrape, attrape son moulin, en fait un peu la salade et rapporte le tout à ses maîtres.
«En seriez-vous embarrassés, Monsieur, Madame? Je vais tout faire passer par-dessus la montagne»

Quel garçon! Et que faire d’un dévorant pareil? Comment se débarrasser de ce terrible?
Monsieur vient à apprendre que, dans un endroit qu’on disait, il allait se livrer une grande bataille.
«Qu’il prenne l’âne, je prendrai le cheval et nous irons»
Tout de suite, il fait savoir par dépêche qu’il amène un gamin pour qu’on le tue.
Les voilà en campagne. Monsieur n’avait rien donné à Quatorze, ni fusil, ni pistolet, pas même une pétoire de sureau. Ses doigts, rien d’autre. On lui avait dit d’enfourcher l’âne et de suivre. Monsieur allait devant sur un gros cheval qui marchait bon train et il ne regardait pas derrière lui.
L’âne, dodelinant de la tête, marchait d’un tout petit train. Parfois même, il entendait ne plus marcher du tout. La route poudroyait. Quatorze avait soif pour tant de poussière et quand il vit un poirier chargé de poires, il désira en faire tomber quelqu’une. Ma foi, il prit son âne comme il aurait pris un morceau de bois et il l’envoya à travers le poirier. Du coup, toutes les poires tombèrent, les mûres, les moins mûres. Quatorze n’y regardait pas de si près. Il gobe tout d’une bouchée, s’essuie la bouche, veut remonter sur l’âne. Seulement, l’âne était mort, l’âne était assommé, les oreilles pendantes. Quatorze le ramasse, le charge sur son dos, à la chèvre morte, et avance le pas pour rattraper son maître. Au premier tournant, il le rejoint. Monsieur en savait assez, après ce qu’il avait vu de lui, pour ne plus lui poser de questions.

Ils arrivent au lieu où devait se donner la bataille. Du haut de la colline, on voyait tout ce peuple : des régiments d’hommes et des régiments de chevaux. Il y en avait, il y en avait tant!
Des milliers et des milliers, par toute la bosse du terrain, montées et plaines, et ces régiments rangés comme des carrés de blé et des carrés d’avoine sur les hauts ou dans les fonds, à perte de vue. Tout était prêt. Pour commencer la grande danse, on n’attendait plus qu’eux.
«Tu vois, dit Monsieur à Quatorze, il faut combattre et tuer ce monde»
Les canons se mettent à ronfler, les tambours à battre. Un tel vacarme que, quand tous les tonnerres auraient roulé d’un bout du ciel à l’autre, on ne l’eût seulement pas entendu. Et des fusillades, et des galopades. Et des bramées de cris, tout à la fois dans une confusion de grandes fumées, enfin pis qu’à la fin des temps.
Quatorze empoigne son âne par la queue, comme il aurait fait d’un mouchoir lesté d’une pierre, et il a fait le tour du pays en tapant de tout son coeur sur tout ce qu’il a trouvé devant lui.
Oh! Alors, quelle diablerie! La terre en tremblait, coteaux et vallons.
Tous ces hommes qu’on avait mis là pour lui ôter la vie, lui, il les a balayés, couchés sur le carreau, déplantés de ce monde.
Ils s’en revinrent, Monsieur si abattu sur son cheval qu’il semblait porter le diable en terre.
«Eh bien, Monsieur, n’êtes-vous pas bien aise? N’avons-nous pas gagné cette bataille?»

Monsieur et Madame pensaient en perdre la tête. Ils se consultaient à longueur de journée sans trouver aucun moyen de se débarrasser de Quatorze.
«Sais-tu, dit Madame, puisqu’il est pis qu’un diable, il faut lui demander d’aller chercher le grand diable d’enfer. Cette fois, il n’en reviendra peut-être pas»
Quatorze n’a pas refusé ce travail-là non plus.
«Seulement, je n’irai pas avec mes doigts comme à la bataille. Il me faut des tenailles de cinq quintaux, et le marteau de sept»
Ainsi muni, il est parti pour le pays des diables. Les chemins, il les savait, mais par où il est passé, personne ne pourrait le dire. S’il y a eu des portes à enfoncer, des coups de fourches à recevoir, des gardiens à mettre à la raison, ce n’est pas ce qui a embarrassé Quatorze.
Voit-on pourquoi le vieux lui avait fait porter ce nom, Quatorze?
Il était autrement plus fort que quatorze hommes nés de mère. On eût aussi bien pu le nommer Quatre Cents.
Tout en grondait, sous terre, pendant ce voyage. Le pays chauffait et dansait sous les pieds comme un couvercle quand le pot bout.
À la fin des fins, il paraît que Quatorze est arrivé dans une caverne noire comme le péché mortel, toute craquelée à cent crevasses qui lançaient des flammes. Il tombe parmi des diables de vingt sortes, cornus, fourchus, poilus, pointus et décidés à les lui faire toutes voir. Sachez seulement que Quatorze s’en est débarrassé autant qu’il le fallait. Il est allé au plus gros, qui montrait les dents dans le coin le plus affreux. C’était celui-là qu’il voulait prendre. Il avait la tenaille de cinq quintaux pour le tenir par le nez et le marteau de sept quintaux pour lui taper dessus. Lorsqu’il lui eût suffisamment tanné le cuir, il l’empoigna et, ce diable énorme, il le leva sur son dos aussi aisément qu’une mouche. Quatorze lui-même ne connaissait pas sa force.

Il eut pourtant du malheur en route, cette fois-là encore. Après pareil travail, quelle est la personne qui ne voudrait pas souffler un peu? Quatorze n’était pas fatigué, non, mais il s’est assis contre un arbre au bord du chemin. Et comme le gros diable paraissait endormi, ou étourdi, il l’a déchargé à côté de lui dans l’herbe verte, doucement, aussi doucement qu’il a pu, ainsi qu’un nourrisson qu’on craint de faire partir en cris et en pleurs.
L’autre, le pauvre rat, s’est bien gardé de souffler seulement. Mais quand il a vu que le sommeil attrapait Quatorze et que Quatorze donquait - donquer, c’est laisser tomber sa tête à la façon du sonneur qui se pend à la cloche -, il s’est levé en pied sans faire plus de bruit que la souris, et il a filé comme elle aurait fait le long d’un muraille.
Quatorze se réveille : plus de diable! Il lui a fallu retourner d’où il venait. Croyez qu’il a fait les choses grandement. Après cela, quand il aurait posé le diable auprès d’un arbre pour aller boire un coup, il l’aurait retrouvé au retour, tant il lui avait fait passer l’envie de fausser compagnie aux personnes. Mais il ne l’a pas lâché et, fatigué ou non, il ne s’est pas assis en chemin. Il le tenait par les tenailles et il l’a amené ainsi à Monsieur et à Madame qui ont pensé mourir de frayeur.
«En êtes-vous embarrassés? Qu’à cela ne tienne, je le lâche»
Il le lâche, comme il avait fait des loups. Et plus vite encore que les loups, le diable regagne son chez-soi.

Cependant, besogne sur besogne, épreuve sur épreuve, cela avait fait passer les jours, et l’année touchait à sa fin. L’heure était venue de payer Quatorze. Il fallut lui fournir autant de gerbes qu’il pouvait en emporter sur son dos. Les gerbes des sept domaines y passèrent. Et il en aurait pris encore! Enfin, il voulut bien s’en contenter. Et sa pauvre mère, elle, eut un tel bonheur quand elle le vit revenir avec cette charge! Elle était un peu dans l’âge déjà : avec ces gerbes, elle eut du blé pour tout le restant de sa vie.